La découverte fortuite d’un monogramme dissimulé sous une fausse signature de Frans Hals en 1893 révéla au monde artistique l’existence de Judith Leyster (1609-1660), peintre hollandaise du Siècle d’Or dont l’œuvre avait été systématiquement attribuée à des artistes masculins pendant plus de deux siècles. Cette redécouverte spectaculaire, déclenchée par un procès au tribunal de Londres, illustre parfaitement les mécanismes d’effacement des femmes artistes et les biais historiographiques qui ont longtemps façonné nos canons artistiques. Plus qu’une simple correction d’attribution, le cas Leyster incarne une révolution silencieuse de l’histoire de l’art, questionnant nos certitudes sur le génie, la reconnaissance et la construction des réputations artistiques.
Une artiste professionnelle dans un monde d’hommes
Judith Jans Leyster naît le 28 juillet 1609 à Haarlem dans une famille de la petite bourgeoisie. Son père Jan Willemsz, d’abord drapier puis brasseur, possède la brasserie « Leyster » (étoile polaire) dont la famille tire son nom et son emblème distinctif. Contrairement à la plupart des femmes artistes de l’époque issues de dynasties d’artistes, Leyster se forme seule et construit sa carrière par nécessité économique après la faillite paternelle de 1625.
Sa formation demeure partiellement mystérieuse, mais les preuves suggèrent qu’elle étudie avec Frans Pietersz de Grebber puis subit l’influence décisive de Frans Hals et des Caravagesques d’Utrecht. Dès 1628, à seulement 19 ans, le poète Samuel Ampzing la mentionne comme artiste accomplie dans son éloge de Haarlem, témoignant d’une reconnaissance précoce exceptionnelle.
En 1633, exploit rarissime, Leyster devient la première femme enregistrée à la Guilde de Saint-Luc de Haarlem avec un corpus d’œuvres identifiable. Cette admission lui confère le statut de « maître peintre », privilège que seules deux femmes obtiendront au 17ème siècle. L’année suivante, elle ouvre son propre atelier et forme trois apprentis masculins, dont Willem Woutersz. Quand ce dernier quitte son atelier pour celui de Frans Hals sans autorisation, Leyster poursuit sa mère en justice et gagne son procès, démontrant une détermination professionnelle remarquable.
La confusion avec Frans Hals : anatomie d’un effacement
L’histoire de la confusion entre Leyster et Hals débute avec la falsification délibérée de signatures au 18ème siècle. Les marchands d’art, conscients que le nom de Frans Hals garantissait des prix élevés, recouvraient systématiquement le monogramme distinctif de Leyster – les initiales JL surmontées d’une étoile à cinq branches – d’une fausse signature de Hals.
Le cas emblématique du « Carousing Couple » (1630), aujourd’hui au Louvre, illustre parfaitement ce processus. En 1892, le marchand londonien Thomas Lawrie achète cette œuvre pour £4,500 comme « l’un des plus beaux Hals jamais peints ». Mais lors de l’expertise, la découverte du monogramme de Leyster sous la fausse signature déclenche un procès retentissant. Cornelis Hofstede de Groot, jeune historien d’art néerlandais formé à Leipzig, profite de cette révélation pour mener la première recherche systématique sur Leyster, publiant en 1893 l’article fondateur qui lui attribue sept œuvres authentiques.
Cette confusion ne résulte pas uniquement de manœuvres frauduleuses. Les deux artistes partagent le même milieu artistique haarlémois, des influences caravagesques communes, et pratiquent des sujets similaires – musiciens, buveurs, scènes de genre dynamiques. Pourtant, l’analyse technique moderne révèle des différences stylistiques significatives : Leyster emploie des coups de pinceau plus directionnels, maîtrise supérieurement le clair-obscur artificiel, et développe une approche plus intimiste des scènes domestiques.
Un style distinctif entre tradition et innovation
Le génie de Leyster réside dans sa capacité à synthétiser les influences de son époque tout en développant une voix artistique personnelle. Formée dans la tradition de l’École de Haarlem, elle assimile la technique libre de Frans Hals mais l’adapte à sa sensibilité particulière pour les éclairages dramatiques nocturnes – bougies, lampes, feux de cheminée – qu’elle introduit avec virtuosité dans la peinture haarlémoise.
Ses œuvres maîtresses révèlent cette sophistication technique. L’Autoportrait (vers 1630), aujourd’hui à la National Gallery of Art de Washington, la montre en position « héraldique droite » traditionnellement masculine, pinceau à la main devant un chevalet. Les analyses aux rayons X révèlent qu’elle avait initialement peint le visage d’une femme sous le violoniste visible, témoignant de ses hésitations créatives. « La Proposition » (1631) au Mauritshuis démontre sa maîtrise du chiaroscuro caravagesque autour d’une lampe, créant une atmosphère psychologique intense où une femme résiste aux avances d’un homme – thème audacieux pour l’époque.
Contrairement à Frans Hals, spécialiste du portrait « social » et capteur d’instantanés, Leyster se révèle une narratrice subtile du quotidien domestique. Elle innove dans la représentation des femmes au foyer, développe les scènes nocturnes intimistes, et intègre des messages moralisateurs délicats dans ses compositions joyeuses.
La renaissance féministe et la réévaluation contemporaine
L’oubli de Leyster s’explique par les structures sociales de son époque autant que par les biais historiographiques ultérieurs. Après son mariage en 1636 avec le peintre Jan Miense Molenaer, sa production artistique diminue drastiquement – phénomène courant chez les femmes artistes contraintes de concilier maternité et carrière. À sa mort en 1660, l’inventaire de succession attribue ses œuvres à « l’épouse de Molenaer » plutôt qu’à « Judith Leyster », amorçant le processus d’invisibilisation.
L’essai révolutionnaire de Linda Nochlin « Why Have There Been No Great Women Artists? » (1971) transforme la perception de Leyster. Nochlin ne cherche pas simplement à « ajouter » des femmes au canon artistique masculin, mais analyse les obstacles institutionnels qui empêchaient leur reconnaissance. Elle cite explicitement Leyster comme exemple de ces artistes dont les œuvres avaient été attribuées à tort aux hommes, lançant une réhabilitation académique systématique.
Griselda Pollock, dans « Vision and Difference » (1988), approfondit cette analyse en étudiant les « espaces de féminité » et les contraintes spécifiques auxquelles étaient soumises les femmes artistes. Ces approches théoriques permettent de comprendre Leyster non comme une « exception » ou un « génie féminin », mais comme le produit de conditions sociales particulières qui déterminaient les possibilités artistiques des femmes.
Techniques d’attribution et reconnaissance contemporaine
Les méthodes modernes d’authentification ont révolutionné l’étude de Leyster. La réflectographie infrarouge, l’analyse spectrale, et la dendrochronologie permettent aujourd’hui de distinguer formellement ses œuvres de celles de Frans Hals. Son monogramme distinctif – jeu de mots sur « Leyster » (étoile polaire) – constitue un marqueur d’identification fiable quand il n’a pas été falsifié.
Aujourd’hui, environ 35 œuvres authentifiées constituent son corpus reconnu, nombre qui pourrait augmenter avec les recherches continues. Le marché de l’art contemporain reflète cette réévaluation : en 2023, une œuvre attribuée à Leyster s’est vendue 230 000 € après une estimation initiale de seulement 1 800 €, soit une augmentation spectaculaire de 125 fois l’estimation.
Les institutions muséales ont intégré cette redécouverte. En mars 2021, le Rijksmuseum d’Amsterdam a inclus Leyster dans sa prestigieuse « Gallery of Honor », première femme avec Gesina ter Borch et Rachel Ruysch. Le projet « Women of the Rijksmuseum » (2021-2024), soutenu par Chanel, poursuit les recherches sur les femmes artistes oubliées.
L’héritage d’une redécouverte
Le cas Judith Leyster transcende la simple correction historique pour devenir un laboratoire d’analyse des mécanismes de reconnaissance artistique. Il révèle comment les biais de genre, les logiques marchandes, et les habitudes historiographiques peuvent conduire à l’effacement systémique d’artistes de talent. Sa redécouverte démontre que l’excellence artistique ne dépend pas du genre, mais que sa reconnaissance peut être largement déterminée par les structures sociales et économiques.
Cette histoire continue de nous enseigner sur l’importance d’une approche inclusive et critique de l’histoire de l’art. Elle rappelle que nos canons artistiques ne sont pas des vérités éternelles mais des constructions historiques susceptibles de révision. Dans un contexte contemporain où les questions de diversité et d’inclusion transforment les institutions culturelles, l’exemple de Judith Leyster offre une leçon magistrale sur la nécessité de questionner constamment nos certitudes et de rester attentifs aux voix longtemps réduites au silence.
Plus qu’une artiste « redécouverte », Leyster incarne aujourd’hui une figure emblématique de la résistance créative féminine et de la complexité des processus de légitimation artistique. Son étoile polaire, jadis occultée, brille désormais comme un guide pour repenser l’histoire de l’art dans sa diversité et sa richesse véritable.
Commentaires
Une réponse à “Julien Casiro : Judith Leyster : L’effacement et la résurrection d’une maîtresse du Siècle d’Or”
Hi, this is a comment.
To get started with moderating, editing, and deleting comments, please visit the Comments screen in the dashboard.
Commenter avatars come from Gravatar.